Blog

Zip & Collect #2

Dans le train qui m’emmène sur Grenoble, je suis pensif. Où vais-je poser le prochain exemplaire de Zip & Collect ? Autour de moi, dans le wagon, les voyageurs masqués qui ne dorment pas sont rivés à leur écran. Confinés dans leur bulle relationnelle ou en train de se divertir du voyage ! Drôle d’idée. Moi qui ai tant pris le train jadis, captivé par l’écran de ma fenêtre et par les échanges avec mes voisins de trajet, la probabilité d’un croisement entre deux regards m’apparaît soudain comme un Annapurna. Une conversation ? Un Everest. J’entrevois entre deux sièges une jeune femme qui parcourt un roman… avant de sortir son assistant numérique. Notre attention est le nouvel eldorado des GAFA… Les paysages défilent sous mes yeux curieux de découvrir de nouveaux détails à ce film que je crois connaître. Je songe. C’est le luxe du voyageur désœuvré. Je pense comme cette virtualisation de l’espace relationnel résonne avec la privatisation de l’espace public qui se raréfie. Dans les villes sous la triple pression foncière (il faut construire), politique (un espace public est un potentiel espace de contestation) et de l’austérité budgétaire (lorsqu’ils sont intégrés aux résidences, les parcs sont entretenus par les charges des habitants plutôt que les deniers publics)… Vision gestionnaire du vivre-ensemble. Dans les villages, souvent changés en banlieues dortoir des bassins d’emploi (ou en lieux de villégiature pour les temps libres) par la « culture de salon » (et le home cinema) et le faible nombre de « spectacles vivants »… A contrario de l’espace naturel, recherché pour se ressourcer ou s’évader en ces temps de confinement, l’espace public est réduit à un espace de flux, de plus en plus rapides, où le mode de déplacement semble constitutif du statut social (la voiture individuelle -qui porte bien son nom puisqu’elle ne véhicule le plus souvent qu’une seule personne- le scooter du livreur uber, la trottinette électrique du d’jeuns branché, le vélo écolo, le transport en commun pour les pauvres, le footing pour les sportifs et la marche à pied pour ceux qui n’ont nulle part où aller ?). Ma pensée en arborescence se boucle et revient à la question initiale. Mais soudain, déposer dans l’espace public des livres neufs qui attendent leur hôte m’apparaît comme une douce folie ! Je doute. Le sang de l’artiste.

J’observe le dehors. A travers la fenêtre du TER. La rue. Où se côtoient des gens qui ne se rencontreront nulle part ailleurs ! J’aperçois devant une gare une bande d’ados qui zonent, ici un couple qui s’embrasse avec ardeur, plus loin des jeunes adultes qui boivent de l’alcool, un peu éméchés, sur un trottoir des ombres qui cherchent un abri, une pièce, un sourire… face à des passants pressés, souvent dans l’ailleurs de leur conversation numérique… comme ces grappes de lycéens qui attendent leur car à la gare routière. Côte à côte. Nous vivons à côté les uns des autres. Voilà ce que je pense dans mon wagon, où chacun est assis à côté de son sac. Si peu de rencontre dans ce décor artificiel dans lequel le port du masque révèle la « distanciation sociale ». Un écosystème où il semble a priori impossible de créer des espaces de rencontre à travers un simple livre abandonné là !
Mais c’est justement ce qui me touche. Cet acte improbable, comme une main tendue. Mes lèvres se retroussent à nouveau sous le tissu hygiénique, celui-là même qui prive l’espace public de nos sourires. Demain je me rends à l’hôpital pour des examens ; j’emmènerai un exemplaire dans mon sac… Je ferme les yeux, tout en sachant que le roulis de la voiture m’empêchera de dormir comme pour me plonger dans une inspirante somnolence…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *