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Zip & Collect #5

Jeudi 10 juin 2021. Je suis assis dans le train express régional qui m’emmène à nouveau de la gare Valence TGV en direction de Grenoble. Tous les voyageurs sont « sur » leur smartphone. Ou plutôt « dedans ». Même mon fils de 15 ans, qui a préféré la tranquillité dans le wagon voisin pour organiser sa bulle ! Je profite de la relative stabilité du train pour sortir mon livre. Je l’ai acheté récemment dans une librairie indépendante et alternative, créée par une SCOP (Ardelaine) qui récolte de la laine en Ardèche pour produire des vêtements et des matelas traditionnels… Le livre est un ouvrage collectif intitulé « L’assassinat des livres – par ceux qui œuvrent à la dématérialisation du monde ». Vertige. J’observe autour de moi, mi-amusé, mi-inquiet mais personne ne prête attention à mon bouquin ! C’est un gros pavé dans lequel je prends connaissance d’une critique implacable de l’artifice de cette activité numérique qui, plus elle capte notre attention, plus elle nous prive de nos humanités…
J’ai profité d’une escale pour déposer malicieusement un 5° exemplaire du livre en mode Zip&collect sur la banquette de l’autre côté de l’allée centrale. Un jeune homme est monté et s’est assis. Il a posé son sac, à côté puis sur le livre, sans même regarder de quoi il s’agissait, et s’est installé devant son écran, un gros casque fixé sur les oreilles. Sans un regard autour. A aucun moment je n’ai eu l’impression qu’il soit sorti de sa bulle. J’ai eu le cœur serré ; j’ai eu envie d’intervenir. Mais je ne l’ai pas fait ; une fois déposé, le livre ne m’appartient plus…

Je me replonge dans ma lecture ; y est minutieusement décrit comme la pratique numérique suscite le zapping, empêche la concentration, remplace l’expérience sensorielle médiée par le papier par une demi-expérience. Quand la réalité permet de créer du lien, le numérique crée du vide.

Pas de discussion dans le wagon. Même pas avec mon fils. J’aurais bien aimé pourtant, je voyais ces 3 heures de voyage comme une belle occasion de partager. Pas lui.
Mon téléphone, un vieux smartphone de troisième main que j’ai fini par adopter, non sans méfiance, après que mon dernier mobile minimaliste m’ait lâché, et dans lequel j’ai fourré ma carte SIM riche d’un forfait téléphone 2h à 2€, SMS illimités sans internet -le luxe quoi- je l’ai oublié en Ardèche dans la cuisine où je l’avais mis à charger. Cela m’a fait sourire ! Je voyagerai pendant quelques jours « à l’ancienne » (en référence à la chanson), j’ai répondu à ma femme qui m’interrogeait, embarrassée, dans la voiture en m’emmenant à la gare.

Quelques sièges plus loin dans la rame, une femme tient un drôle de smartphone : un tricot grenat. Deux dinosaures dans un wagon. Vestiges d’un temps qui s’efface.
Ce que ne dit pas mon bouquin, c’est que l’industrie du livre a ses responsabilités dans cette situation. C’est ce que je pense en tous cas. A force de marchandiser le livre, de sélectionner des auteurs (pour le grand public) correspondant au modèle économique décidé par quelques éditeurs et de couper les livres de qualité des vrais gens… bref à force d’avoir fait de leur métier une rente, un grand nombre d’acteurs ont fini par faire défaut à leur mission. Ils ont utilisé l’art pour gagner de l’argent au lieu que de travailler au service de l’art. Et laissé un boulevard à cette obscénité du divertissement.
Le train ralentit au pied du massif de la Chartreuse ; c’est là que je descends. J’ai rempli mon premier objectif de relâcher 5 exemplaires dans la nature ! Le N°5 continue son trajet. Je n’ai fait aucune rencontre dans ce train ; aura-t ‘il plus de chance ?

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