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Zip & Collect #11

Juillet 2021. Je prends conscience qu’un Monde est en train de disparaître. Est-ce le cas à chaque génération ? Assurément pas, l’humanité s’est construite pendant des millénaires au rythme de la nature… Mais il en va autrement depuis la révolution industrielle… L’accélération numérique, qui a servi de catalyseur au logiciel néolibéral, est-elle en train de bouleverser notre façon d’habiter l’espace et la relation ? Oui. De la détruire ? Surement. Ainsi, la biodiversité s’étiole en même temps que notre société se dévitalise ; logique à vrai dire. Cela ne m’effraie pas outre mesure. Cela me frappe de stupeur. Conscient, je m’efforce de savourer les paysages de cet ancien monde qui se désagrège sous les coups de boutoir de la modernité 2.0. Je n’évoque pas ici l’usé « c’était mieux avant » (position conservatrice) ni la réaction contre l’évolution (position réactionnaire) auxquelles nous condamnerait le dogme néolibéral, mais simplement d’une présence. Une façon d’être attentif à ce qui est, et qui est en train d’être détruit avec notre consentement, et notamment notre usage des écrans, ces soldats de l’industrie numérique…

Le livre est en train de disparaître…


L’ennui, la contemplation, la rencontre (fortuite ou renouvelée) la création, la réflexion, la relation, la poésie, le silence… comme autant d’espèces en voie de disparition. Des icebergs détachés de la calotte sociétale sous l’effet du dérèglement climatique et qui errent et se désagrègent dans un océan d’indifférence. Anonymes. Dérivent et fondent la citoyenneté, la démocratie, la République (avec son adage démodé « Liberté-Egalité-Fraternité » et son hymne dont on ne connaît que deux couplets – voire surtout le refrain) autant d’ingrédients ringards étonnamment décrétés « non-essentiels » en ces temps de crise perpétuelle. Quelle chance ai-je eu de les rencontrer, de les expérimenter, même un tout petit peu, de les goûter ! Quel émerveillement que de les contempler encore, dans leur rareté, comme on admirerait un gorille dans les collines d’Afrique où les derniers individus sauvages s’éteignent comme un ultime flamboyant coucher de soleil…

Ces trésors, j’en prends conscience, je les ai probablement rencontrés par le truchement des livres. Il faut dire que notre espèce n’est pas très douée sur le plan relationnel… Reste les artistes et les besogneux qui écrivent des livres, ce témoignage d’une autre époque. Je n’en ai pas lus autant que j’aurais aimé car lire est une résistance contre le divertissement qui a envahi ma jeunesse puis notre époque. Mais quelle rencontres !

Jean-Jacques, bien-sûr, dans ses rêveries.
Orwell, Hesse, Lodge, Camus, Coelho, Adam pour la fiction.
Etty pour son journal ; Kauffmann pour le voyage ; Tesson pour l’aventure.
Gibran, Rilke ou Rumi pour la poésie.
Maud Séjournant pour son initiation, Marshall Rosenberg pour son ouverture.
Barbara Stiegler, Stéphane Hessel, Pierre Rabhi ou Edgar Morin pour leur engagement humaniste.

Je pense à eux, et à tous les autres auteurs qui m’appellent à mon chemin de vie, car le livre est en train de disparaître. Je sais, dit comme ça, cela paraît fantasque ; c’est qu’il est encore un peu tôt pour s’en rendre compte mais le mouvement est lancé et la chute, prochaine, déjà indiciblement perceptible. On se rassure en se disant que l’objet est immortel. Peut-être. Mais ce n’est à mon avis pas tant l’objet qui est en cause que la propre capacité de lecture du lecteur. Ce dernier mute vers une servitude volontaire (Paolo Conte) au service d’une économie de l’attention qui le dévore de façon implacable. Et le livre papier va s’éteindre comme les hauts fourneaux se sont murés dans le silence. Il n’y a pas de place dans un libéralisme numérique qui éteint chez le plus grand nombre l’envie et le savoir-lire lui-même (combien de surfeurs choisiront de laisser passer plusieurs vagues pour prendre le temps de lire ce texte déjà trop long ? 😉 pour la lecture.

Voilà où voguent mes pensées alors que je dépose délicatement le 11ème exemplaire de « La fin du rêve » en mode Zip&Co sur la margelle de pierres près de l’office de tourisme de Villard de Lans. Il est 19h30. Le soleil de juillet s’enfuit au-dessus des cimes vertes dans un décor enivrant. L’ouvrage revient à l’état sauvage et passera la nuit dans le froid sombre de la nuit d’altitude… Je frissonne.
Mais peut-être ce refroidissement est-il aussi dû au fait que l’Assemblée nationale vient de voter le pass sanitaire ?

Je me souviens de mes compagnons estudiantins : Aristote, Comte-Sponville, Kierkegaard… Que diraient-ils de ce pass sanitaire ? Et de notre vision de la politique, de la solidarité, de l’amour… Vertige. Un monde est en train de disparaître. Un monde qui n’a pas convaincu.
Peut-être parce qu’il avait arrêté de lire ?

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